29/10/2021
L’économie pastorale pré-industrielle est une clé de lecture pour comprendre l’évolution des relations entre société et milieu sur l’île. Si l’on constate une fragilisation progressive de l’usage des ressources locales, elles n’en sont pas moins porteuses de sens pour questionner l’économie de demain, notamment dans le domaine de la production artisanale. Laines, cornes, peaux étaient autant de matériaux utilisés dans une économie domestique, qui bien que souvent rangés dans le champ de l’archaïsme, trouvent aujourd’hui une revitalisation contemporaine avec l’émergence des notions d’économie circulaire et d’«éco-conception». Nicolas Lacombe, géographe, nous invite à imaginer une nouvelle relation entre artisanat et élevage.
Aux sociétés pastorales succède ainsi une nouvelle figure sociale, « l’éleveur », dont le travail est piloté par le développement du progrès technique. Dans cette trajectoire, la spécialisation laitière tournée vers la production de fromages à la typicité reconnue, va progressivement écarter la prise en compte de ce que l’on appelle aujourd’hui les « co-produits » : laine, peaux et cornes. Dans une société traditionnelle marquée par l’autosubsistance, toutes les ressources étaient optimisées. La laine était utilisée pour l’élaboration de matelas ou de vêtements comme en témoigne l’importance du travail de tissage dans le Niolu. La corne était quant à elle employée principalement par les bergers pour la réalisation de manches de couteaux utilisés dans le cadre du travail agricole (abattage, curage, vannerie, etc.). Cette valorisation de ressources plurielles était alors étroitement liée à la structure communautaire de la société et la dimension collective des activités de production, aujourd’hui largement écartée au profit d’une individualisation du métier d’agriculteur.
Or, si la spécialisation de l’élevage est l’une des causes de l’abandon de ces usages, il convient aussi d’insister sur l’incidence d’un modèle économique globalisé[2], dans lequel chaque bassin de production est en concurrence directe avec des territoires parfois très lointains. Le secteur du textile a d’une part été progressivement marqué par l’utilisation de matériaux synthétiques issus de la pétrochimie (polyester), alors que l’utilisation de la laine dans l’habillement s’est principalement tournée vers la race mérinos, élevée en Australie, Nouvelle-Zélande ainsi qu’en Amérique du Sud. Les artisans qui subsistent se sont ainsi bien souvent convertis à cette laine, souvent au détriment de l’usage des toisons locales offrant des performances techniques moindres (la qualité des laines est appréciée en microns et les laines corses sont dites « jarreuses », contrairement aux laines mérinos qui offrent plus de finesse).
On peut aussi en ce sens citer le cas de la corne, auparavant utilisée par les bergers pour élaborer leurs manches de couteaux. La professionnalisation du secteur de la coutellerie à l’échelle mondiale a engendré une désappropriation entière de ces savoirs au prix bien souvent d’une usurpation des codes de la coutellerie insulaire comme en témoigne le couteau Vendetta. Elaboré principalement à Thiers ainsi que sur le continent asiatique, il reflète les effets néfastes d’une mondialisation imparfaite déconstruisant l’attachement au lieu d’une création au profit de l’industrialisation[3]. Chez les artisans, la nouvelle génération a su se réapproprier la tradition coutelière, mais il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui le secteur de l’approvisionnement est largement dominé par des grossistes spécialisés, offrant une gamme de matériaux très hétérogènes, dont la corne, importée d’Afrique du Nord est revendue entière ou sous forme de plaquettes.
L’émergence de préoccupations en faveur du développement durable dans les années 1970 est venue sensibiliser la société à ces questions. Pour autant, le débat est longtemps resté orienté vers la préservation des ressources naturelles biologiques dans une acception environnementaliste. Si les modèles économiques y sont questionnés, il s’agit bien souvent d’en mesurer l’impact en termes de pollution (air, eau, sol, etc.), plutôt que de penser une alternative au mode de développement du moment. Aujourd’hui l’économie circulaire offre un cadre d’appréciation et d’analyse fécond pour analyser conjointement industrie et écologie. Son fondement s’appuie sur le célèbre adage de Lavoisier, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », et a donné lieu depuis à une réelle appropriation politique et sociétale, tout d’abord popularisé par la fondation MacArthur, puis relayé par des politiques publiques, et aujourd’hui à l’agenda des recherches de nombreux établissements scientifiques. La théorie du bouclage des flux influence le cheminement de ce concept en considérant que les déchets d’une activité peuvent être considérés comme des ressources pour d’autres activités. C’est ce qui a donné lieu à de nombreux travaux sur la symbiose de Kalundborg étudiée au Danemark dans le cas d’une ville portuaire[3]. Ces travaux, longtemps réalisés à des échelles telles que les éco-parcs industriels, trouvent aujourd’hui un élargissement de leur champ d’application à d’autres secteurs comme l’agriculture et l’élevage permettant ainsi d’intégrer la dimension territoriale [4]. Cet engouement est aussi sous-tendu par le développement et la promotion de la bioéconomie. Le secteur productif est aujourd’hui largement encouragé à se renouveler notamment en terme de sourcing et d’approvisionnement en matières premières. On parle ainsi de bioéconomie pour définir un modèle dans lequel est encouragée l’utilisation de matériaux biosourcés, dont les caractéristiques sont à la fois associées à leur neutralité carbone, issues de ressources renouvelables, et prioritairement d’un bassin local de production[5].
La laine connaît aussi un engouement renouvelé auprès de plusieurs créateurs qui souhaitent s’engager dans une dynamique de revalorisation des toisons locales. C’est une trajectoire que l’on connaît dans différentes régions françaises marquées elles aussi par un engouement en faveur de la proximité (Ardelaine, Laines paysannes, Raiolaine), engagée initialement en Corse par l’entreprise Lana Corsa dans les années 1980. Parmi les dimensions mobilisées, la spécificité de la race corse, offrant une diversité de couleurs (Bianca, Nera, Rossa) est mobilisée afin de différencier les productions, limitant l’usage des teintures synthétiques. On constate aussi un investissement en faveur du renouvellement des usages, introduisant de nouvelles fonctions technologiques comme l’extraction de la lanoline à destination du secteur cosmétique[2], ou encore son aptitude dans des applications liées au bâtiment et ce en faveur de l’écoconstruction[3].
Réhabiliter la place de ces matériaux dans la conception ne peut se faire qu’au prix d’une réactualisation de la tradition. En effet, si les approches culturalistes ont tendance à figer et muséifier les techniques et le rapport à la matière, l’hybridation en revanche semble une voie ouverte afin de perpétuer un lien à l’histoire tout en s’adaptant aux usages contemporains. Les expériences menées au sein du Palazzu Naziunale à Corte témoignent de ces possibles adaptations. La résidence Fabbrica Design consacrée à la laine a ainsi permis de découvrir un rapport nouveau à la matière, qui s’est matérialisé par l’élaboration de pièces innovantes (housse d’ordinateur, chaussures, etc.). Tandis que dans le cadre d’un workshop Manu & Ciarbellu, le traditionnel couteau « Cornicciolu » a pu être revisité en conservant l’esprit de la forme et ses matériaux d’origine tout en proposant de nouveaux usages comme la réalisation d’un tire-bouchon[4]. Ces trajectoires empruntent aux régimes des indications géographiques un certain nombre de proximités quant au lien à l’origine, ce qui a donné lieu à un élargissement aux produits industriels et manufacturés. Pour autant, ce nouveau régime juridique ne fixe pas d’exigences spécifiques quant à la provenance des matériaux, au profit d’une approche qui semble plus axée sur les savoir-faire et l’historicité. La tapisserie d’Aubusson est révélatrice de ces enjeux puisque bien que bénéficiant d’une IG PIA (Indication Géographique Produits Industriels et Artisanaux), la provenance des laines n’est pas un critère discriminant d’appartenance à ce dispositif. La question se pose en Corse puisque les couteliers se projettent vers l’élaboration d’un cahier des charges dans lequel les sources d’approvisionnement en matériaux peuvent donner lieu à la cohabitation de deux logiques parfois contradictoires.
Flori F. (1982). Filà è Tesse, les techniques du tissage en Corse, Études Corses, 18-19.