28/11/2021
La châtaigneraie est un symbole fort de notre société. Parce que l'arbre à pain a abondamment nourri nos anciens et notre imaginaire collectif, son avenir continue de passionner les Corses, au-delà des seuls castanéiculteurs. La maladie qui les frappe n'est pas sans lien avec celle qui nous assiège aujourd'hui. Comment répondre aux menaces sanitaires, le cynips du châtaignier, le COVID des hommes et d'autres qui ne manqueront pas d'arriver? Jean-Michel Sorba, sociologue, associé aux expériences de Carine Franchi et de Patricia Soullard, nous retracent les mobilisations, les apprentissages, en somme l'intelligence collective que le cynips a engendré. Récit et analyse d'une réussite dont on peut s'inspirer. Ch'ellu c'imparga u cynips!
Dans les villages, les habitants ont tous en mémoire des châtaigneraies défoliées, sans chatons, espace mortifère qui tranche avec la générosité verdoyante habituelle du châtaignier. Nombreux villages ont perdu leur paysage, les arbres sont déformés, les sols sont excessivement ensoleillés et l’horizon étrangement ouvert. Pour les habitants du Nebbiu, de l’Orezza, du Boziu, de Ghisoni et de l’Alta Rocca et d’autres régions de Corse, l’espoir d’une sortie de la pandémie s’éloigne au fur et à mesure de la progression du pathogène. Le Cynips entraîne une chute de 50 % à 70 % de la production de châtaignes, il arrive que la récolte n’ait tout simplement pas lieu... De 110 tonnes en 2010, la production chute à 34 tonnes en 2014 et à 16 tonnes en 2018. Le métier est à genoux. Durant ces années noires, l’impact économique sur la filière castanéicole (formulation bien réductrice au regard de l’étendue de l’impact) est aussi moral. Les observateurs de la filière décrivent des castanéiculteurs sans repères, désœuvrés craignant d’avoir à se convertir après une vie d’engagement, « je ne sais plus ce que je vais faire de mes journées », parole rapportée d’un de ces chômeurs de la nature. Faute de fleurs, les apiculteurs perdent le tiers de leur revenu issu du miel des châtaigneraies, les éleveurs de porcs voient une de leur principale ressource alimentaire décliner et la menace d’une perte de spécificité de leur produit.
Un dispositif quasi militaire est mis en place auquel participe une armée d’opérateurs locaux. Plusieurs organismes participent à la conception et au déploiement du programme d’action selon un ordre et une convergence rares (calendrier d’action, cartographie prévisionnelle des lâchers, recommandations). Le dispositif associe au Groupement les Chambres d’Agriculture et la FREDON à l'origine de l'identification de la maladie en Corse. Ensemble, une stratégie de lutte est mise en place en partenariat avec la recherche, l'INRA de Sophia Antipolis et des chercheurs de l'Université de Turin. Les lâchers sont réalisés par « l’embrigadement » de relais locaux, tous bénévoles. Tout est affaire de Kairos, la fenêtre d’action est ténue et la biologie complexe : les Torymus adultes émergent des galles sèches de l’année précédente, s’accouplent et les femelles pondent dans les galles de Cynips nouvellement formées. Les larves qui en sont issues parasitent les larves du Cynips et le cycle vertueux est amorcé pour se reproduire d’année en année. En 2014, 57000 Torymus sont ainsi lâchés dans l'île. La lutte fait rage, à raison de 100 femelles et 50 mâles par lâcher, l'opération se déroule sur toute l'île pour lutter contre un insecte qui ravage les vergers depuis cinq ans.
Le dispositif de lutte est constitué de villageois, d’amateurs perspicaces amoureux de leur village. Mais la maladie exige également une organisation, un front de lutte sans faille. Le dispositif est pyramidal : le groupement fait office de poste de commandement et des équipes sont constituées avec à leur tête un coordinateur au sein de chacun des massifs castanéicoles. En un temps très court, 115 bénévoles sont formés. Les responsables du groupement souligne qu’aucun ne manquera à l’appel le jour des lâchers. La partie se joue à l’échelle du verger où chaque équipe est chargée d’observer les bourgeons de châtaignier afin d’optimiser les lâchers. Le programme donne lieu à des recommandations qui seront respectées à la lettre car rien ne doit nuire à l’installation durable des auxiliaires de la lutte contre le nuisible (taille, écobuage etc.).
La solution biotechnique et organisationnelle trouvée, il s’agit ensuite de lever les fonds nécessaires au financement de l’opération, notamment l’achat de cohortes de Torymus en provenance d’Italie. L’appel de fonds prend la forme d’un manifeste. Salvemu i castagni s’adresse directement à tous les corses. Le succès est immédiat et son ampleur inattendue. Des entreprises (PME et TPE), des institutions, des associations, des corses par milliers répondent à l’appel. Des souscriptions sont organisées dans toutes les régions de Corse sous la forme de soirées, de concerts et autres loteries. Les donateurs sont nombreux et variés, les sommes récoltées sont conséquentes, évitant au programme le recours à l’emprunt. De scientifique et technique, le dispositif de lutte devient patrimonial. Cet arbre pluriséculaire est considéré à la hauteur de son histoire, un patrimoine vivant total, hybridant l’économie, la culture, les affects et les liens sociaux. Plus récemment, la fondation d'Umani a repris le flambeau en faveur des vergers de châtaigniers de Pianellu. Là encore l’initiative est bien accueillie, des centaines de particuliers et d’entreprises s’associent à l’effort collectif.
Ensuite, les acteurs de la lutte contre le Cynips n’ont pas pris le vivant pour adversaire. Ils n’ont pas mobilisé de moyens étrangers à la vie. Il n’est pas neutre que les castanéiculteurs aient choisi d’organiser leur combat contre le ravageur en mobilisant un autre insecte qui lui ressemble. La lutte intégrée ou biologique, consiste à tirer justement parti des interactions entre les espèces au profit de l’agriculteur et de la durabilité des milieux-ressources. Dans l’exemple de la lutte contre le Cynips, la coopération entre espèces s’étend au-delà de la personne de l’agriculteur et de ses intérêts spécifiques. Au final, le succès est la résultante d’une action ajustée qui intègre les motivations du castanéiculteur, l’appétit du Torymus, les faiblesses du Cynips et les attachements de la société corse pour le châtaignier. Une combinaison gagnante entre humains et non humains, une complicité interspécifique qui organise la destruction d’une espèce qui menace tous les habitants de l’écosystème châtaigneraie (Cynips compris).
Le contexte pandémique que nous vivons nous invite non sans brutalité à repenser notre rapport au vivant. A sa façon, la communauté éphémère qui s’est constituée autour de la lutte contre le Cynips ne fait pas autre chose. De survie, il en est question dans les deux cas, et les deux épidémies montrent l’extrême vulnérabilité de nos manières de vivre. Un point de vue qui milite pour une économie collaborative et bienveillante inclusive des autres vivants. A la lumière de cet exemple nustrale, il semble bien que les dispositifs de santé entièrement pilotés de l’extérieur, ignorant les compétences des habitants, mobilisant une médecine générique et une pharmacopée aveugle procèdent définitivement d'une vision du passé...