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Autonomia, un chjam'è rispondi

26/12/2022



En mars 2022, l'actuel ministre de l'Intérieur s'est déclaré prêt à discuter d'un statut d'autonomie avec les représentants de la Corse. Toutefois, bien que présente dans les débats depuis les années 1960, l'idée d'autonomie est loin d'être facilement saisissable - peut-être parce qu'elle est trop lointaine des canons de l’État unitaire français - et elle fait l'objet de conceptions très diverses. Auteure d'un rapport remarqué à la demande de la collectivité de Corse, la constitutionnaliste Wanda Mastor échange ici avec Tonì Casalonga, artiste et acteur engagé dans la vie publique.

Tonì Casalonga : J’ai fait partie du public qui assistait, l’autre jour à Paris au Salon des éditeurs corses, à votre présentation des travaux que vous menez depuis longtemps déjà au sujet de l’autonomie. Sans doute parce que ma formation et mes activités ne m’ont en rien préparé à assister à un exposé de droit constitutionnel, j’en suis sorti plein de stupeur.
Et une fois revenu dans le calme de la Balagne automnale, je me suis interrogé sur l’étrange et puissante résonance de ce mot qui depuis longtemps accompagne mon parcours de citoyen, comme celui de beaucoup de Corses. Oui, ce mot m’accompagne et me déchire tout à la fois, car tantôt il me donne l’impression de pouvoir conquérir une part légitime de liberté, tantôt il m’accable par l’évidence de l’acceptation d’une impossible indépendance. Or, j’ai ressenti en vous entendant comme une révélation, ce qui m’avait échappé auparavant : l’autonomie, ce serait donc une indépendance, mais partagée et solidaire ?

Wanda Mastor : Votre question est la preuve de l’intérêt de délivrer des conférences. Elles ne sont pas des monologues à visées égotique et/ou commerciale, mais le lieu d’échanges et de transmission. Quand on est un professionnel de la pédagogie, on essaie de la traîner partout avec soi. Et ces lieux d’échanges sont aussi riches pour l’auditoire que pour les conférenciers : j’apprends beaucoup à chaque fois, me nourris des réflexions, commentaires et questions suscités par ma manière de présenter l’autonomie, qui en est le sujet principal en ce moment. Votre question en est un parfait exemple : jamais je n’avais envisagé l’autonomie comme une « indépendance partagée et solidaire ». La juriste vous répond que la définition n’est pas « celle-ci », la citoyenne corse qui admire et a peut-être la faiblesse de comprendre votre œuvre vous remercie… car je crois saisir le sens de votre propos et suis touchée que vous l’ayez formulé telle une « révélation ».
Un État central qui offre l’autonomie à une terre et son peuple respecte sa part de liberté. L’autonomie au sein de la République n’est pas, et peut ne jamais devenir indépendance de ladite terre. Mais la percevoir par le prisme des compétences exclusives, de l’acceptation de ses particularismes, de son identité, de la co-officialité de sa langue primaire, peut vous ôter la peur de « l’accablement » que vous évoquez. Mais vous avez aussi une part de responsabilité : les vrais acteurs de l’autonomie de la Corse ne sont pas les élus ou la constitutionnaliste que je suis. Sò quelli chì travaglianu a terra, chì amparanu è cantanu in corsu, chì allevanu e nostre pecure, chì pruducenu u vinu, i piscadori, pastori, artisti… Tutti quelli chì travaglianu incù e mani, scrivite u rumanzu di a nostra libertà. Vous comprenez de quel type de responsabilité je veux parler ?
 

Tonì Casalonga : Non seulement je comprends mais je partage votre opinion sur la responsabilité di « noi altri Corsi » sur le contenu, et pas seulement sur la forme de l’autonomie dont je dirai volontiers, en paraphrasant Leonardo da Vinci, qu’elle est « cosa mentale ». C’est pour cela qu’en vous entendant, je pensais qu’elle impliquait de notre part une prise d’indépendance mais partielle, partagée et solidaire, à la différence de la décentralisation qui ne serait qu’une dépendance adoucie par des apparences trompeuses mais o combien agréable par son insouciante irresponsabilité.
Un État central qui accepte enfin le désir d’autonomie d’un peuple sur sa terre en lui reconnaissant des « compétences exclusives » par « respect pour sa part de liberté » n’abandonne-t-il pas une part de son pouvoir qui, désormais, ne dépend plus de lui ?

Wanda Mastor : Vous avez des mots non seulement beaux mais justes sur le point central du débat actuel. Avant ma conférence, vous m’avez écrit, au détour d’une dédicace, que vous espériez pouvoir enfin comprendre la différence entre l’autonomie et l’indépendance. À l’issue de l’événement, vous m’avez murmuré qu’en réalité, c’était celle entre autonomie et décentralisation poussée qu’il fallait saisir. Il me paraît évident que ce n’est que cette dernière que les gouvernants sont peut-être prêts à « accepter » à contrecœur de nous offrir, face au verdict démocratique. Jouant sur les mots, on parle de « plus d’autonomie » ici, de « décentralisation poussée » là, sans jamais envisager l’autonomie législative comme elle existe dans la plupart des îles européennes.
Comme vous le dites avec beaucoup de justesse, admettre l’autonomie d’une région, c’est abandonner « une part de son pouvoir ». Et quel pouvoir… Celui, suprême, de faire les lois. Même limitées à certains domaines, et votées sous plusieurs contrôles, ces lois régionales seraient une entorse à la souveraineté « totale » d’un État qui, par ailleurs, s’est construit sur un modèle centralisateur. Le jacobinisme coule dans les veines de nos gouvernants et irrigue d’ailleurs pratiquement tous les domaines de notre vie en société. Verticalité du pouvoir, centralisation des richesses, rigidité de la laïcité… Je comprends qu’il est difficile, dans ce paysage hérité du « moment 1789 », d’accepter une exception pour une île à l’histoire si singulière. Je comprends -respecte même- la difficulté culturelle mais dénonce l’argument de l’impossibilité juridique. Ce n’est pas à un artiste que je vais apprendre la nature et les degrés des gouffres entre l’artifice de la norme et les réalités de la vie…
 

Tonì Casalonga :  Avà simu à a strinta di u saccu, et en effet les artifices de vocabulaire cachent une réalité normative que l’État, tel que vous le décrivez, refuse d’admettre : l’irréductible singularité de la Corse et des Corses. Sans doute cette attitude est-elle liée à la « difficulté culturelle » que vous évoquez pour ceux qui se sentent les héritiers de la Révolution de 1789, alors qu’en vérité ils le sont bien plus du système napoléonien. Ce qui reviendrait, par un retournement abusif, à faire de nous nos propres exécuteurs sous le prétexte que Napoléon était corse ! Mais basta…
Et puisque vous estimez qu’en aucune façon la décentralisation, quel que soit son degré, n’est de même nature que l’autonomie, il va bien falloir que nous ne nous laissions pas berner par les mots comme la servante de ce curé qui, dit-on, pour pouvoir manger en vendredi un gigot d’agneau tentateur le bénissait en disant « carne, sì battizata pesce ». Mais que nous examinions le fond des choses. C’est-à-dire, et ce n’est pas à une juriste que je vais l’apprendre, d’autant plus que c’est d’elle que je l’ai appris, avoir – ou pas – le pouvoir de légiférer dans un certain nombre de domaines propres. Mais pour en faire accepter le principe par l’Etat jacobin, pensez-vous qu’il y a la possibilité de procéder par petits pas, par avancées successives ?

Wanda Mastor : La constitutionnaliste habituée à travailler dans le cadre de plusieurs missions avec le pouvoir central pourrait vous répondre par l’affirmative. Une décentralisation « poussée » demain, « plus poussée » après-demain, etc., pourrait un jour conduire au pouvoir de légiférer dans certains domaines. Je suis auditionnée par le Conseil régional de Bretagne dans deux jours, qui voit en la Corse une sorte de figure de proue du navire des terres « particulières » au sein de la République, qui réclament une reconnaissance juridique desdites particularités.
Mais je connais précisément trop bien l’histoire des statuts particuliers de mon île pour ne pas sourire devant l’argument des « avancées successives » comme vous dites. Il y a plus de 40 ans, le pouvoir central demandait aux nationalistes corses de cesser la violence. Puis de se présenter à des élections (ah ! le sésame de la légitimité démocratique !). Puis de gagner des élections. Puis de gagner des élections au niveau national. Puis de gagner avec une forte majorité… Impossible d’aller plus loin dans l’exigence d’un passeport fréquentable pour les négociations. La patte n’est plus blanche, elle est immaculée et c’est précisément ce mépris des conditions réunies qui génère les plus grandes tensions en Corse. Ce faisant, cette attitude a fait naître au sein d’une certaine jeunesse un sentiment anti-français qui n’a jamais existé avec une telle intensité. En tant qu’humaniste, il me dérange car le mot « tolérance » est celui que je préfère et de manière générale, je préfère être « pour » de nombreux combats, plutôt que « contre » une personne ou une « catégorie » à laquelle elle appartiendrait. Malheureusement, vu le mépris que je viens de décrire, certaines attitudes sont compréhensibles. Nous sommes donc dans une impasse que mon optimisme ne parvient pas à démêler. Ne pas être bernés par le poisson transformé en agneau est une chose ; l’accepter comme plat de résistance en est une autre…
 

Tonì Casalonga : Résistance ! Vous avez dit résistance et immédiatement.me vient à l’esprit la polysémie du terme. En l’occurrence, l’État oppose de la résistance au profond désir d’autonomie des Corses. Mais les Corses n’en démordent pas et font de la résistance, de leur côté, au refus avéré, constant et déloyal d’entendre ce qui est plus qu’un souhait, plus qu’une demande : une nécessité démocratique.
Car je ne vois pas que, toutes conditions de « patte blanche » étant remplies et au-delà, l’attitude de l’État en ce domaine fasse de lui un parangon de démocratie. D’autant que, à y bien penser, l’autonomie est-elle autre chose que ce que Jacques Delors nommait le « principe (aristotélicien) de subsidiarité » et qu’il voulut appliquer à l’Union Européennes pour en démocratiser le fonctionnement par trop bureaucratique ?
Cela me donne une idée : pensez-vous que si on baptisait l’autonomie « principe de subsidiarité » l’État n’y verrait que du feu ?

Wanda Mastor : Non malheureusement. Car le principe de subsidiarité a pénétré la Constitution en 2003… Et figurez-vous que la Corse est déjà censée en bénéficier. Le mot n’est pas utilisé de manière explicite mais c’est bien de la subsidiarité dont il est question à l’article 72 alinéa 2 : « Les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l'ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon ». Non seulement l’État ne peut pas être berné, mais encore est-il plus fort qu’on ne le croit en nous ayant offert -ainsi qu’à toutes les autres collectivités territoriales- il y a longtemps quelque chose que l’on ne peut pas exercer. Du moins, pas pleinement. J’imagine malgré la distance votre stupéfaction. Si on ajoute à l’argument de la subsidiarité celui du fait insulaire, qui rend « l’échelon » évoqué par la Constitution encore plus spécifique, on ne peut que s’étonner de la résistance du pouvoir central. Lequel est confronté à la nôtre, comme vous l’avez rappelé plus haut. Résistance et résilience font partie de notre histoire, mais c’est sur le thème de la désobéissance civile que des étudiants de l’université de Corse m’ont demandé de faire il y a peu une conférence. L’État, qui a conservé tant de traits caractéristiques de l’Ancien Régime, a-t-il seulement conscience des feux de déception qu’il est en train d’allumer ? Je préfère penser que non en attendant une aube meilleure…
 

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